PAR YOSSI SHEFFI
Directeur du MIT Center for Transportation and Logistics
Les changements socio-économiques du début des années 2020 ont révélé l’importance des chaînes d’approvisionnement dans l’économie mondiale, ainsi que le rôle croissant que jouent les technologies numériques — telles que l’intelligence artificielle (IA) et l’automatisation — aujourd’hui et demain. Dans l’adaptation de son dernier livre, The magic conveyor belt: Supply chains, A.I., and the future of work, Yossi Sheffi, professeur au MIT, explique comment l’automatisation, la robotique et l’IA impacte le monde du travail. Il se penche également sur les outils qui permettront aux professionnels d’être plus productifs et d’apporter davantage de valeur ajoutée dans la gestion des chaînes d’approvisionnements, de plus en plus complexes.
À la suite de l’implantation des nouvelles technologies d’automatisation et d’IA, les personnes, les équipes et les organisations auront besoin de nouveaux outils pour accroître leur productivité. Ces outils devraient permettre aux employés, aux équipes et aux dirigeants de collaborer entre eux ainsi qu’avec la technologie. Après une réflexion sur le rôle de l’humain dans les flux de travail, nous décrivons dans les paragraphes suivants quatre catégories d’outils qui serviront aux professionnels pour détecter, analyser et proposer des moyens d’action concernant les chaînes d’approvisionnement mondiales et interconnectées.
Les cycles d’apprentissage : collaboration humain-IA
Le type d’outil dont les personnes auront besoin pour travailler avec les machines dépendra du rôle joué par l’humain dans la future économie, ainsi que de la mesure dans laquelle il améliorera sa collaboration avec l’IA et l’automatisation. Dans un article de la Harvard Business Review, deux dirigeants d’Accenture décrivent cinq principes susceptibles d’aider les entreprises à optimiser la collaboration entre l’humain et l’IA : réinventer les processus métier, stimuler l’expérimentation au sein des équipes, piloter activement la stratégie d’IA, collecter les données de manière responsable, et repenser le travail pour intégrer l’IA et renforcer les compétences professionnelles.
Pour réinventer les processus métier, repenser le travail afin d’intégrer l’IA et développer les compétences professionnelles, il est essentiel d’analyser tout d’abord le flux d’activités de l’entreprise. Plusieurs experts ont développé des modèles théoriques axés sur les personnes et les organisations dans le but d’améliorer l’efficacité des processus. Nombre de ces scénarios comprennent une sorte de séquence ou d’itération (« cycle ») d’étapes allant de la collecte de données à l’élaboration de projets, à la prise de mesures et au recueil d’informations sur les résultats.
Dans un contexte d’important développement de l’IA et de l’automatisation, un enjeu majeur réside dans le rôle à jouer par l’humain et les machines au sein de ces cycles d’activités d’apprentissage supervisées. Par exemple, une personne peut être complètement immergée dans un cycle lorsqu’elle doit exécuter une ou plusieurs étapes essentielles à chaque fois qu’elle effectue une tâche. En revanche, une machine est capable de prendre en charge automatiquement la plupart des étapes d’une tâche courante, elle ne nécessiterait l’intervention humaine que dans des cas exceptionnels, anormaux ou complexes. Cela pourrait être assuré 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour la plupart des activités, de sorte qu’une gestion pendant la journée de travail ne soit nécessaire que pour un certain nombre de cas.
Dans des cas d’automatisation encore plus avancés, la personne surveillerait simplement les cycles d’apprentissage du système à l’aide d’un tableau de bord. Elle ferait des requêtes et interviendrait dans le processus uniquement en cas de problème. Enfin, l’interaction avec l’humain pourrait n’avoir lieu qu’à un niveau plus élevé, par exemple dans le cadre des systèmes entièrement autonomes fonctionnant en continu et ne nécessitant qu’une intervention occasionnelle au cours des opérations.
Mise en lumière de la boîte noire de l’IA
Les systèmes de machine learning font souvent office de boîte noire impénétrable, puisqu’ils donnent des réponses mais pas la raison pour laquelle le logiciel a choisi une réponse concrète. C’est précisément cette absence d’argumentation de la part de l’IA qui entrave l’adoption et l’utilisation fiable des systèmes d’apprentissage profond, car les justifications jouent trois rôles clés dans tout processus de prise de décision. Tout d’abord, il faut de bonnes raisons pour réussir à convaincre les intervenants que la réponse de l’IA est correcte. Deuxièmement, il faut des arguments pour infirmer ou valider la réponse donnée par l’IA : s’appuie-t-elle sur une logique ou sur des données douteuses ? Troisièmement, les explications permettent aux personnes d’apprendre de l’IA, étant donné qu’elles obtiennent non seulement la réponse, mais aussi sa justification.
Pour résoudre le problème de la boîte noire de l’IA, les chercheurs et les ingénieurs travaillent sur une nouvelle catégorie de systèmes d’apprentissage automatique : l’intelligence artificielle explicable (XAI). Les systèmes XAI génèrent des réponses, mais aussi des explications. Les recherches nécessaires à l’intelligence artificielle explicable ont impliqué des modifications du modèle d’apprentissage automatique lui-même. Une analyse psychologique a également été menée visant à déterminer le type d’explication dont l’humain aurait besoin ou souhaiterait obtenir pour exploiter au mieux le système.
Les jumeaux numériques au service de la gestion et la simulation
Le domaine des affaires, les chaînes d’approvisionnement et la technologie devenant de plus en plus complexes, les personnes recherchent de nouveaux outils pour comprendre le système en place et l’expérimenter en toute sécurité avec les décisions, les techniques et les stratégies proposées. La technologie des jumeaux numériques rend tout cela possible. Un digital twin est une réplique numérique détaillée et réaliste d’un système physique, que ce soit un équipement, un moyen de transport, une usine, un entrepôt, une entreprise ou encore une chaîne d’approvisionnement dans son ensemble. Mais un jumeau numérique va au-delà d’une simple représentation digitale d’une ressource, puisque cette dernière est connectée à sa représentation numérique afin d’être mise à jour en permanence en fonction de son contexte réel.
La technologie des jumeaux numériques permet d’utiliser un type d’IA connu sous le nom d’apprentissage par renforcement, qui apprend par essais et erreurs
Les digital twins peuvent servir à visualiser et contrôler les performances du système physique. Ils sont également utilisés pour former les travailleurs aux opérations de base ou pour résoudre des problématiques. Il est possible de faire plusieurs copies d’un jumeau numérique afin de simuler et de comparer les effets de la volatilité, de différents scénarios, d’éventualités ou de changements hypothétiques d’un objet ou de la manière dont il est utilisé.
La technologie digital twin peut être complétée d’une IA connue sous le nom d’apprentissage par renforcement, selon laquelle l’apprentissage se fait par la combinaison d’essais et d’erreurs. Cela veut dire que le système essaye différentes actions et est « récompensé » ou « puni » en fonction du résultat. Les copies d’un jumeau numérique peuvent fournir un environnement simulé réaliste pour ces systèmes d’apprentissage par renforcement.
Des interfaces et outils de collaboration améliorés
L’interface homme-machine est un élément essentiel de la collaboration humain-robot. Les progrès réalisés dans le domaine de l’informatique mobile, avec des écrans et des caméras à très haut débit, faible consommation d’énergie et faible coût, rendent possible de nouvelles interfaces informatiques qui donnent naissance à des scénarios de réalité augmentée (RA) ou de réalité virtuelle (RV).
Avec la réalité augmentée (RA), l’utilisateur porte un écouteur ou des lunettes intelligentes, ainsi qu’un appareil mobile qui superpose des informations à son champ de vision. Le système de RA relie visuellement un objet physique aux informations qui lui sont associées de deux façons. Premièrement, l’AR superpose les informations à l’environnement physique de l’utilisateur. Par exemple, une personne qui interagit avec un équipement peut obtenir, par le biais des superpositions, des indicateurs sur les performances de la machine, des messages d’erreur, le mode d’emploi, etc. Deuxièmement, la plupart des systèmes de RA enregistrent l’environnement physique avec ses objets (emplacement des produits, quantité existante dans le conteneur), mais aussi les actions effectuées (par exemple, ramassage d’un objet ou tâche d’entretien). Ces deux aspects de la RA garantissent la synchronisation de l’objet et de son jumeau numérique.
Avec la réalité augmentée, l’utilisateur porte un écouteur ou des lunettes intelligentes, ainsi qu’un appareil mobile qui superpose des informations à son champ de vision
La réalité virtuelle, quant à elle, remplace complètement le champ de vision de l’utilisateur par une vue immersive, générée par ordinateur, d’un environnement virtuel ou digital. En général, cette technologie crée un environnement entièrement artificiel ou alors utilise des copies d’un jumeau numérique pour fournir des simulations immersives. Ces dernières ont des applications dans les domaines de l’ingénierie, de la formation, de l’expérience client et de l’exploration d’hypothèses. La réalité virtuelle rend aussi possible le télétravail ou la téléprésence grâce à des écrans immersifs qui diffusent en direct les données générées par une caméra vidéo depuis un emplacement distant. La réalité virtuelle multi-utilisateurs est une variante offrant une fonctionnalité de collaboration aux travailleurs et interlocuteurs situés à distance. Ces interfaces virtuelles peuvent être utiles dans le contexte d’une chaîne d’approvisionnement mondiale, ou sur un lieu de travail où le rassemblement de tous les experts ou tous les acteurs au même endroit serait trop coûteux ou chronophage.
Démocratisation du développement d’outils
L’une des principales tendances de l’informatique et de la haute technologie est la « déqualification » qui se produit dans les systèmes automatisés et basés sur l’IA, rendant de plus en plus d’aspects de l’utilisation de ces technologies accessibles à un plus grand nombre de personnes. Ainsi, les professionnels peuvent développer une automatisation et une IA qui simplifient la transition vers des métiers assistés par un logiciel, métiers qui verront une plus forte demande à l’avenir.
L’un des catégories de ces outils simples d’utilisation vise à aider les travailleurs à créer leurs propres systèmes de robotisation des processus sans avoir à coder. Le professionnel effectue une tâche quotidienne sur l’ordinateur alors que l’outil enregistre la séquence de l’activité. Ensuite, l’outil est capable de créer un processus robotique pour répéter les mêmes actions dans le cadre d’une instance future de la même tâche.
Une autre catégorie comprend les plateformes de développement dites low-code ou no-code. Au moyen de ces plateformes, les non-codeurs peuvent créer des logiciels tels qu’un site web, une application ou une application mobile. Pour cela, les plateformes mettent à leur disposition des outils de conception graphique, ainsi qu’un ensemble de modèles et de blocs modulaires pour pouvoir développer des logiciels sans avoir à apprendre un langage de programmation.
Les plateformes de développement peuvent appliquer la technologie du machine learning au vaste volume de logiciels existants pour que les personnes puissent coder. En effet, l’IA générative est capable de générer du code à partir d’une simple description textuelle de ce qu’elle doit faire. Avec ces systèmes, les non-codeurs écrivent simplement des consignes, puis l’IA produit le code correspondant.
Bien que l’IA générative puisse réduire le niveau de compétence lié au développement de logiciels, avec pour conséquence une baisse d’opportunités pour les codeurs et les ingénieurs informatiques, cela signifiera un avantage pour les experts métier, qui seront en mesure de créer des produits eux-mêmes. En 2021, le cabinet de conseil Gartner a estimé que d’ici 2024, 80 % des produits et services technologiques seraient créés par des non-professionnels de la technologie. Il est donc possible que l’affirmation suivante « 85 millions d’emplois perdus, 97 millions d’emplois gagnés » relative à l’impact que l’automatisation aura à terme sur le monde du travail, en dise plus sur les évolutions de la manière dont les employés passent aujourd’hui leur temps que sur le fait qu’ils auront ou non un emploi.
Références
- Wilson, H. James, and Paul R. Daugherty. 2019. Collaborative Intelligence: Humans and AI Are Joining Forces. Harvard Business Review. April 4, 2019.
- Turek, Matt. 2018. Explainable Artificial Intelligence. Darpa.mil. 2018.
- Gartner Says the Majority of Technology Products and Services Will Be Built by Professionals Outside of IT by 2024. n.d. Gartner.
Yossi Sheffi est Professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), où il dirige le MIT Center for Transportation and Logistics. Il est titulaire de la Chaire Elisha Gray II en ingénierie des systèmes.
Adaptation de The Magic Conveyor Belt: Supply Chains, A.I., and the Future of Work, publié par MIT CTL Media, copyright 2023.