Logistique disruptive

07 août 2023

PAR TERESA DE LA CRUZ
Chef de projet, Zaragoza Logistics Center

Au cours des trois dernières décennies, la logistique a subi une transformation sans précédent. Si elle a eu dans le passé un rôle purement opérationnel relevant des ventes ou de la fabrication, aujourd’hui elle a développé un caractère stratégique et joue désormais un rôle indépendant. Dans certaines entreprises, elle est supervisée par un responsable Supply Chain. Dans le cadre de ce processus de transformation, la digitalisation a été clé au fil des ans et a vu une évolution de la troisième à la quatrième révolution industrielle.

Industrie 4.0 : les quatres révolutions industrielles
L’industrie 4.0 et les quatre révolutions industrielles.
Source : Christoph Roser sur AllAboutLean.com, sous licence libre CC-BY-SA 4.0.

La logistique disruptive, également appelée industrie 4.0, a fait de la transformation digitale une pratique courante qui a révolutionné de nombreux secteurs industriels. L’utilisation de technologies disruptives a permis un bond en avant dans plusieurs domaines dont les technologies de l’information, la communication, la connectivité, l’analyse ou l’informatique. Ces avancées se sont matérialisées à travers les communications et les réseaux de nouvelle génération (5G), l’internet industriel des objets (IIoT), l’intelligence artificielle (IA), le machine learning, l’analyse prédictive et le cloud computing, par exemple.

Il est évident que la logistique et la chaîne d’approvisionnement sont clés dans l’industrie 4.0, surtout lorsque l’on parle de l’internet physique, un système de transport de marchandises global fonctionnant de manière similaire à l’internet numérique. Ce paradigme a été développé pour construire une infrastructure logistique mondiale ayant pour but de déplacer, manipuler, stocker et transporter des produits de manière durable et efficace. Pour y parvenir, l’internet physique nécessite un haut degré d’interconnectivité et d’interopérabilité au niveau physique, informationnel et opérationnel. Reprenant le principe de l’internet numérique, l’internet physique serait possible au moyen d’un réseau interconnecté de terminaux intermodaux, de protocoles de collaboration et de conteneurs intelligents, modulaires et normalisés.

Les chaînes d’approvisionnement d’aujourd’hui sont confrontées à des défis sans précédent. Le passage à l’internet physique permettrait aux entreprises d’augmenter les ventes, de réduire les coûts, d’améliorer le service au client, de prendre des décisions en temps réel et de mener une gestion plus efficace, plus résiliente et plus cohérente. Les dernières tendances numériques ont eu un impact indéniable sur la logistique, puisqu’elles ont diminué la dépendance aux processus manuels et la marge d’erreur qui en découle.

Accélération numérique

La démocratisation des technologies émergentes a grimpé en flèche entre 2018 et 2020. Selon un rapport du Massachusetts Institute of Technology (MIT), l’intérêt pour les technologies telles que l’intelligence artificielle augmente à pas de géant : 62 % des organisations participant à l’étude ont reconnu avoir renforcé en 2020 leurs investissements dans des projets d’IA par rapport à l’année précédente. En effet, la pandémie a situé les évolutions numériques dans le centre d’intérêt, obligeant de nombreuses entreprises à se réinventer et à stimuler leur transformation digitale.

Une autre étude de Capgemini Research Institute montre que 68 % des organisations estiment que la pandémie de COVID-19 a déjà accéléré ou accélérera les initiatives de transformation digitale. Si l’engagement en faveur de la digitalisation a progressé dans tous les secteurs, l’adoption des technologies est inégale. En 2020, le commerce de détail a dépassé tous les autres secteurs : 73 % des entreprises ont déclaré disposer des capacités numériques nécessaires à la transformation, contre 37 % en 2018 (figure 2). Les détaillants ayant reconnu la hausse de la demande des consommateurs en ligne et ayant entrepris une stratégie e-commerce proactive ont été en tête de cette croissance vers la digitalisation.

Entreprises par secteur pensant avoir les capacités digitales nécessaires : 2018 vs 2020
Pourcentage d’entreprises qui pensent avoir les capacités numériques nécessaires, par secteur : 2018 vs 2020.
Source : Digital Mastery 2020: How organizations have progressed in their digital transformations over the past two years (Capgemini Research Institute).

Adoption de technologies dans la chaîne d’approvisionnement

Dans un avenir proche, l’adoption de technologies stimulant la digitalisation de la chaîne d’approvisionnement, ainsi que de technologies améliorant la prise de décision, va se généraliser. Par exemple, le cabinet de conseil Gartner anticipe que, d’ici 2026, 75 % des grandes entreprises auront adopté une forme ou une autre des robots intralogistiques intelligents dans leurs opérations d’entrepôt. Ces robots permettent d’automatiser certains processus afin de compléter les ressources humaines. Comparés aux méthodes d’automatisation conventionnelles, telles que les trieurs associés à un convoyeur pour bacs ou les véhicules autoguidés, ces robots sont plus rapides à mettre en place et moins couteux.

La chaîne d’approvisionnement traditionnelle fonctionne selon des règles fondées sur des données historiques, tandis que la supply chain qui se sert des technologies numériques opère en temps réel. Depuis des décennies, les entreprises se sont lancées dans la modernisation de leurs chaînes d’approvisionnement en investissant des sommes considérables dans des progiciels ERP en vue de hausser les performances tout en réduisant les coûts. Ces systèmes auraient dû fournir aux organisations un levier pour gérer et atténuer les conséquences des perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Au contraire, les ERP risqueraient d’exacerber les problèmes causés par les perturbations, car ils sont conçus pour une activité commerciale statique. Pour gérer les perturbations, il existe des options plus efficaces comme les nouvelles plateformes technologiques qui permettent aux utilisateurs d’adapter leurs chaînes d’approvisionnement grâce à des applications utilisant l’IA ou le machine learning et les données générées par les dispositifs IoT.

Selon Gartner, 75 % des grandes entreprises auront adopté une forme ou une autre de robots intelligents dans leurs entrepôts d’ici 2026

Maturité numérique

La transformation digitale peut être définie comme l’ensemble des processus systémiques nécessaires à la mise en œuvre des technologies numériques. La digitalisation utilise les données, les informations et l’intelligence pour développer les performances des entreprises et leurs capacités à s’adapter rapidement aux changements perturbateurs de l’environnement.

Le concept de maturité numérique couvre deux attributs, le premier fait référence aux capacités numériques des entreprises pour mener à bien les initiatives technologiques; le second, aux capacités de gestion stimulant la transformation digitale, c’est-à-dire le leadership, la culture d’entreprise, la gestion du changement et la gouvernance. Les entreprises possédant de solides capacités numériques mais manquant de capacités pour gérer la transformation sont surnommées « fashionistas », tandis que celles possédant des capacités de gestion et une faible culture numérique sont surnommées « conservatrices » (figure 3).

Quatre type de maturité digitale
Source : Cichosz, Marzenna, Carl Marcus Wallenburg y A. Michael Knemeyer. 2020. Digital Transformation at Logistics Service Providers: Barriers, Success Factors and Leading Practices. The International Journal of Logistics Management 31 (2).

Les entreprises logistiques sont confrontées à de multiples défis lorsqu’elles mettent en œuvre des innovations technologiques. Ces défis vont de la complexité même du système logistique et des processus sous-jacents au manque de ressources dédiées, en passant par la capacité d’adoption de la technologie, la résistance au changement (institutionnelle comme individuelle) et les violations en matière de sécurité et de protection des données.

Dans un rapport de DHL, il est souligné que la majorité des travailleurs de la logistique croient en l’utilité de la technologie et sont favorables à l’utiliser davantage pour soutenir leurs rôles. Si la technologie est considérée comme bénéfique, la plupart des opérateurs et du personnel de bureau s’inquiètent des futurs progrès de l’automatisation et de l’IA. Toutefois, les responsables logistiques estiment que le changement se produira de manière progressive et que, au cours des trente prochaines années, la collaboration, et non pas la concurrence, des métiers avec la technologie sera de plus en plus courante. La digitalisation offre un large éventail d’emplois aux travailleurs les plus qualifiés, ainsi qu’à ceux capables de s’adapter aux nouvelles compétences que le marché exigera. Les employés moins qualifiés devront s’intégrer dans le processus de digitalisation et développer leurs capacités.

Mais le défi de l’intégration des technologies touche non seulement les travailleurs, mais aussi les responsables logistiques, qui doivent faire face à des pénuries de compétences et à la nécessité de soutenir les opérateurs afin qu’ils s’adaptent aux nouveaux processus de production et de prestation de services.

Les facteurs de réussite de la transformation digitale

Les principaux facteurs de réussite de la digitalisation (figure 4) sont le leadership, une culture d’entreprise qui soutient la transformation, l’engagement des employés et des partenaires, et la collaboration entre les équipes informatique et opérations avec une vision et objectifs communs. Un bon leadership est un aspect crucial pouvant renforcer les autres facteurs de réussite. En ce sens, les dirigeants jouent un rôle d’orchestrateur du changement, d’inspirateur et motivateur des personnes à participer activement au processus de transformation digitale.

Les principaux facteurs de réussite de  la digitalisation
Source : Cichosz, Marzenna, Carl Marcus Wallenburg y A. Michael Knemeyer. 2020. Digital Transformation at Logistics Service Providers: Barriers, Success Factors and Leading Practices. The International Journal of Logistics Management 31 (2).

Dans un contexte plus large, la transformation digitale peut être encouragée par des initiatives pionnières, bien définies et mesurables, servant de moteur à d’autres projets de même nature. Pour que ces initiatives de transformation se concrétisent, les entreprises doivent promouvoir des projets potentiellement bénéfiques avec un niveau de risque raisonnable et qui favorisent le soutien des parties prenantes. C’est le cas des industriels participant à des projets de recherche et d’innovation financés par l’UE. Par exemple, le projet PLANET étudie de nouvelles façons de coordonner les chaînes d’approvisionnement complexes par le biais de corridors multimodaux impliquant des parties prenantes publiques et privées. Le projet a donné naissance à trois « Living Labs » (bancs d’essai dans lesquels les utilisateurs peuvent cocréer des innovations) qui mettent en œuvre des technologies et des concepts issus de l’internet physique pour relier différents corridors RTE-T (Réseau Transeuropéen de Transport) à la Chine par des voies maritimes et ferroviaires. L’un des objectifs de PLANET est d’améliorer la capacité de prévision, la planification et le routage afin de réduire les coûts opérationnels, les émissions de CO2 et les perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Le projet européen étudie également comment accélérer la prise de décision collaborative et comment amplifier la visibilité de bout en bout dans la chaîne d’approvisionnement.

La digitalisation, source d’avantages concurrentiels

Les entreprises intègrent les dernières tendances technologiques dans le but de renforcer leurs processus et leur compétitivité. Et les leaders du secteur industriel ont réalisé que la technologie, qu’elle soit émergente ou implantée, est devenue une source majeure d’avantage concurrentiel. En effet, les entreprises les plus avancées en matière de digitalisation atteignent des résultats financiers nettement meilleurs par rapport à ceux de leurs homologues. Enfin, les organisations choisissant de moderniser leurs systèmes existants en intégrant de nouvelles approches technologiques dans leurs processus seront mieux parées pour les évolutions futures.

Dans un environnement industriel hautement changeant, les cursus scolaires sont également décisifs pour relever les nouveaux défis. Une transformation digitale réussie voit la technologie comme un moyen au lieu d’une fin, et repose sur une stratégie adaptée à la maturité numérique de l’organisation qui la met en œuvre.

 


 

Teresa de la Cruz est chef de projet dans le bureau de recherche du Zaragoza Logistics Center, où elle mène également des recherches dans les domaines de la mobilité urbaine, la durabilité de la chaîne d’approvisionnement, et les systèmes de transport.

 


 

Références