DOSSIER LOGISTIQUE
Thomas J. Goldsby, Donald F. Kuratko et Michael G. Goldsby
L’entrepreneuriat est souvent perçu comme la combinaison créative de ressources existantes afin d’explorer une opportunité. La gestion de la chaîne d’approvisionnement, quant à elle, se définit comme le processus de planification, de mise en œuvre et de contrôle des opérations pour satisfaire au mieux le client. Ces deux domaines ont gagné en importance au cours des trois dernières décennies et représentent, en quelque sorte, les leviers fondamentaux pour générer de la croissance et de la valeur sur le marché.
Pourquoi alors ces deux disciplines n’unissent-elles pas leurs forces plus souvent ? Une explication réside dans leur perception apparemment différente du risque. En effet, les entrepreneurs sont supposés avoir une tolérance aux risques beaucoup plus élevée, voire une certaine propension à le prendre. En revanche, les responsables de la supply chain sont réputés pour leur aversion au risque. Pourtant, comme l’a démontré la pandémie de COVID-19, les organisations et les chaînes d’approvisionnement qui ont pris des risques pour améliorer leur agilité ont été récompensées.
L’inspiration entrepreneuriale au service de la supply chain
Dans l’environnement d’affaires actuel, volatil, incertain, complexe et ambigu (VUCA), les entreprises devraient encourager les experts de la chaîne d’approvisionnement à adopter un esprit entrepreneurial ou d’entreprise, afin d’explorer de nouvelles voies d’activité qui génèrent des alternatives en matière de conception, d’intrants, de processus de relations et de résultat. Pour étayer cette prémisse, nous nous appuyons sur l’instrument d’évaluation de l’entrepreneuriat corporatif (en anglais, CEAI), développé par Donald Kuratko et al., et utilisé comme outil de diagnostic depuis des années. Nous avons adapté l’échelle IEEC pour l’appliquer à la gestion de la chaîne d’approvisionnement – IEEC-CGS – dans le but d’inculquer une mentalité d’entrepreneur à ses managers.
Innovation dans la chaîne d’approvisionnement
Lorsqu’il s’agit de concevoir des stratégies pour saisir de nouvelles opportunités de croissance au sein d’organisations existantes, l’entrepreneuriat corporatif (EC) partage les efforts d’innovation, de prise de risque et de planification des start-ups émergentes. Cependant, la taille, l’héritage, la mission et la discipline des marques déjà établies peuvent constituer un obstacle que les entreprises naissantes n’ont pas à affronter. C’est pourquoi l’EC s’intensifie lorsque les dirigeants d’une entreprise reconnaissent et soutiennent les cadres intermédiaires dans l’exploration et le développement de nouveaux domaines d’activité.
Néanmoins, la gestion de la chaîne d’approvisionnement encourage rarement la pensée et l’anticonformisme n’est pas toujours bien accueilli dans le secteur. Ces professionnels utilisent généralement des métriques centrées sur les chiffres du service client, l’efficacité opérationnelle, la réduction des coûts, l’utilisation des actifs et même la durabilité. Il est vrai que toutes ces dimensions sont critiques, mais elles ne tiennent pas compte de la contribution de la chaîne d’approvisionnement à la croissance des revenus ni son potentiel pour conquérir de nouveaux clients, en particulier sur de nouveaux marchés.
Pourtant, les chaînes d’approvisionnement peuvent être le fer de lance de l’innovation. Pour commencer, dans de nombreuses organisations, elles impliquent un grand nombre d’employés. Cela signifie qu’il y a une multitude d’esprits qui comprennent le portefeuille de produits et services de l’entreprise, ses perspectives de marché, ce qu’elle vend et ce qu’elle ne vend pas, les capacités et les limites de l’entreprise et la façon dont les produits sont fabriqués et distribués. Ce que l’on appelle l’orientation vers la chaîne d’approvisionnement est un concept au potentiel de changements pour les entrepreneurs, tant dans les entreprises établies que dans les start-ups.
Cas concrets de réussite en entreprise : iPhone et Gorilla Glass
L’histoire a maintes fois démontré le succès des leaders et des organisations qui reconnaissent et soutiennent le rôle essentiel de la chaîne d’approvisionnement dans les processus d’innovation. Lorsque Steve Jobs a imaginé le smartphone du futur, un appareil plus interactif avec un écran plus grand, il s’est heurté au défi de trouver une surface tactile suffisamment résistante pour ces nouveaux dispositifs.
Steve Jobs a identifié le verre Gorilla Glass développé par Corning comme une ressource cruciale pour l’iPhone, étant donné sa capacité à résister aux chutes tout en restant conducteur pour les interactions tactiles. Mais un problème se posait : Corning n’avait ni la capacité ni l’intention de répondre aux demandes d’Apple. Steve Jobs s’est alors envolé pour New York pour rencontrer Wendell Weeks, le PDG de Corning, et le persuader qu’il pouvait relever ce défi. Lorsque Wendell Weeks a dévoilé cette anecdote, il a raconté qu’en six mois seulement, Corning avait réussi à développer un verre jamais fabriqué auparavant, répondant aux exigences d’Apple. Aujourd’hui encore, Apple continue de bénéficier des produits et des avancées que Steve Jobs et son successeur Tim Cook ont créés il y a plus d’une décennie.
Un autre exemple similaire est celui de Coca-Cola. Au début des années 2000, les boissons gazeuses étaient sous le feu des projecteurs des consommateurs, des médias et des régulateurs, et l’entreprise devait innover. C’est alors qu’un des dirigeants a repéré l’accroche publicitaire de Cargill : Collaborate, create, succeed… this is how Cargill works with customers (« Collaborer, créer, réussir… C’est ainsi que Cargill collabore avec ses clients »). Coca-cola venait de découvrir le rebiana, un extrait de feuilles de stévia. Doux, naturel et sans calories, il avait cependant un arrière-goût amer dont l’entreprise n’avait pas encore réussie à se débarrasser. Après discussion, les deux méga-entreprises se sont associées pour éliminer ce problème en partageant dans leurs laboratoires les services de scientifiques spécialisés dans l’alimentaire. Une fois le problème résolu, Coca-Cola et Cargill ont conclu un accord d’exclusivité sur l’utilisation du rebiana.
Le rôle crucial d’une supply chain agile
L’agilité de la chaîne d’approvisionnement se définit comme la capacité d’une entreprise à ajuster rapidement ses tactiques et ses opérations. Avant la pandémie, cette qualité était considérée comme un atout précieux, mais non indispensable. Développer une telle capacité de réponse exige de l’agilité, de la résilience, de la flexibilité, de l’adaptabilité et de l’improvisation. Et au cœur de ces caractéristiques se trouve le changement, un concept pas toujours aisé à appréhender pour de nombreux professionnels du secteur en raison des risques qu’il peut engendrer. Selon le cabinet de conseil McKinsey, ce constat s’applique également aux cadres intermédiaires d’autres secteurs. Ces derniers ne manquent pas de propositions pour améliorer les affaires sans pour autant mettre en péril leur survie ni causer un stress financier important.
Les chaînes d’approvisionnement jouent un rôle déterminant dans la réussite ou l’échec des nouveaux produits, services et processus. Or, les dirigeants ont tendance à accorder une priorité plus importante aux nouveaux produits et services, reléguant parfois l’approvisionnement et la distribution au second plan. Les recherches sur l’entrepreneuriat corporatif (EC) démontrent que l’esprit d’entreprise naît individuellement, mais qu’il dépend dans une large mesure de la création d’un environnement favorable pour les entreprises. L. Fulop a souligné que les cadres intermédiaires sont un élément clé de l’EC, et que l’interaction entre ces responsables de la chaîne d’approvisionnement et ceux d’autres département pourrait être la clé de l’innovation. En fin de compte, l’histoire regorge d’exemples d’employés qui ont créé leurs propres entreprises en raison du refus de la direction d’écouter leurs idées.
Les résultats de l’échelle CEAI
L’application de l’instrument d’évaluation de l’entrepreneuriat corporatif adapté aux managers de la supply chain (CEAI-SCM) à travers une échelle de Likert de 48 énoncés a révélé cinq facteurs favorisant l’EC chez les cadres intermédiaires.
Les cinq piliers de l’entrepreneuriat corporatif
- Appuie de la direction. La volonté du leadership d’encourager l’entrepreneuriat et de faciliter l’accès aux ressources nécessaires.
- Autonomie des collaborateurs. L’engagement à déléguer l’autorité et la responsabilité, tout en acceptant les échecs éventuels.
- Système de récompenses et de renforcement positif. La reconnaissance des performances et des réalisations significatives.
- Gestion du temps favorable à l’innovation. L’organisation de la charge de travail afin de laisser suffisamment de temps à la créativité et à l’innovation.
- Cadre organisationnel clair et précis. La définition d’attentes claires concernant les résultats attendus et le développement de mécanisme d’évaluation, de sélection et de mise en œuvre des innovations.
Comment développer une culture d’entreprise entrepreneuriale ?
Certaines pistes de recherche visent à promouvoir simultanément l’entrepreneuriat et l’optimisation de la chaîne d’approvisionnement. Cela implique de trouver de nouvelles façons d’opérer en ce qui concerne les opérations indispensables à la livraison d’un produit ou d’une marchandise au client final. Les plateformes numériques, l’intelligence artificielle et l’impression font partie des technologies prometteuses à cet égard. Toutefois, il ne faut pas négliger les découvertes moins liées au domaine technologique. Cela inclut des innovations dans les méthodes et pratiques de gestion telles que la collaboration, la digitalisation et l’excellence opérationnelle.
En conclusion, l’importance d’inculquer l’esprit d’entreprise dans tous les types d’organisations ne saurait être trop soulignée. Lorsqu’une opportunité se présente d’atteindre de nouveaux clients par de nouvelles voies, c’est la chaîne d’approvisionnement qui joue un rôle déterminant en soutenant et, souvent, en initiant la reconnaissance de ces opportunités.
Publication originale :
Goldsby, Thomas J., Kuratko, Donald F., Goldsby, Michael G. 2024. Developing an entrepreneurial mindset in supply chain managers: Exposing a powerful potential, in Journal of Business Logistics, volume 45, issue 2 (Wiley).